La démocratie est-elle indépassable ?

 

Cette notion un peu galvaudée de « démocratie » aurait-elle atteint sa plénitude ? Dans un livre clair et accessible, Chantai Delsol Le souci contemporain, aux éditions Complexe propose une réflexion lucide sur le désenchantement de notre société contemporaine. Elle aide vraiment à poser les questionnements d'aujourd'hui. Voici un extrait concernant la démocratie. L'échange européen ne peut-il pas contribuer à mieux préciser cette notion qui n'est sans doute pas aussi immuable qu'on le croit trop souvent ? Nos élèves n'auront-ils pas à trouver de nouvelles mises en oeuvre de cette notion ? Faut-il encore leur rappeler que, dans ce domaine aussi, leur imagination peut s'exercer !

 

« La démocratie représente la concrétisation de tout ce que nous croyons : la liberté et le bien-être de l'individu. Nous n'avons, à ce jour, pas trouvé de moyen plus sûr ni plus efficace pour réaliser notre humanisme, fondé sur l'autonomie individuelle. La démocratie moderne a manifestement montré ses capacités à rendre la société plus habitable qu'elle ne l'avait jamais été. Elle a apporté à ses peuples, dans la même corbeille, les trois bienfaits dont nous supposons que tous les peuples rêvent ou ont rêvé : la paix, la liberté personnelle, la suffisance matérielle. L'homme de la démocratie est un homme comblé.

Nous savons que cette réussite sans précédent est due à la modestie de la démocratie, à sa méfiance envers les utopies. Et que, paradoxalement, c'est la modestie de ses buts qui garantit la merveille de ses résultats. Mais nous savons aussi que cette réussite est le produit d'un équilibre instable, menacé de toutes parts. Cette organisation présente un équilibre de funambule entre la liberté et l'autorité, entre le chaos et l'ordre, entre le jardin privé et la communauté. Elle nous apparaît ainsi, à juste titre, comme un miracle précaire. Mais parce que ce miracle indique un bonheur inédit jusqu'alors, nous savons aussi qu'il entraîne une sorte d'anesthésie. Le bonheur est naturel et ne réclame ni justification ni attention. C'est le malheur qui se cherche des causes...

Nos démocraties reviennent de loin, et de périls que nous ressassons indéfiniment. Nous les avons défendues à grands frais contre des violences diverses. Nous avons tremblé pour elles, et plusieurs fois failli les perdre. Tout les menace en permanence : quelques chemises rouges ou brunes, un démagogue adroit, un fanatisme introduit en cheval de Troie. Rescapée de multiples déboires, la démocratie s'avère laborieuse à reconstruire là où elle avait pour un temps disparu, presque impossible à fonder là où elle n'a pas cours. Cette difficulté à être la rend inaccessible à beaucoup, et prodigieuse à ses bénéficiaires...

Il est clair aujourd'hui que ce prodige se porte mal. La démocratie subit la corruption des gouvernants ; les alliances vénéneuses entre les pouvoirs en principe séparés ; la censure par la presse et les mensonges de la presse...

Si la démocratie n'est pas défendue passionnément, en dépit de ses défaillances, elle se déchire derrière son contraire. Il lui faut la foi, et la foi du charbonnier. Car elle est le seul régime qui ne tienne pas sur la force. Sa précarité provient justement du fait que son gouvernement ne déploie jamais les grands moyens... La démocratie constitue, pour nos esprits marqués par la philosophie du progrès, le dernier produit de l'amélioration du monde, donc le meilleur sans conteste. Pourtant, l'intangibilité d'un modèle nie l'idée de progrès, qui rend nécessaire la transformation et le perfectionnement sans fin des modèles. La philosophie du progrès rend chaque figure politico-sociale insuffisante, non pas absolument, mais par rapport aux figures encore à naître. Tandis que la sacralisation de la démocratie contemporaine consacre la pétrification historique d'un modèle donné pour indépassable. Tout se passe comme si nous n'étions plus en mesure d'avancer dans le processus d'amélioration des modèles, à la fois par crainte de changer la démocratie ne peut laisser place qu'à l'oppression, et par manque d'imagination nous ne parvenons pas à nous représenter un modèle différent, plus performant encore que celui-ci ».

 

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