Extraits de

 

PARENTS LÂCHEURS

 

François Taillandier

Éditions du Rocher

 

Il est parfaitement naturel que tout le monde n'ait pas envie de connaître le latin et le grec. Et tout à fait certain que les langues anciennes ne constituent pas le tout de la culture. Il n'en demeure pas moins que cet héritage est fondateur de l'Europe, et même, bien que ce soit étrange à dire, que le latin est la seule langue européenne. Avons-nous le droit d'en priver ceux qui nous suivrons ? Encore cette question est-elle trop douce. Il n'y a pas à leur demander leur avis. Il ne s'agit même pas d'eux. Il faut que nos enfants continuent d'apprendre le grec et le latin, car sans études gréco-latines, il n'y aura plus d'Europe, du moins en tant que civilisation.

 

Seulement voilà: « À quoi ça sert ? » Il va de soi qu'on a déjà répondu à cette question sitôt qu’on l'a posée sur le ton lassé de l'évidence. Il faut bien l'entendre, cette question, elle en dit plus long qu'elle n'en a l'air. Elle introduit même très crûment et très brutalement le langage de rentabilité, premier et unique souci de la société productiviste et marchande. À quoi ça sert ? À quoi ça sert d'apprendre le piano ? De se familiariser avec les oeuvres d'art ? De lire les maximes de Vauvenargues ? À quoi ça sert-il de boire le vin dans des verres taillés, plutôt que dans des gobelets de carton ?

 

Ce dont la nouvelle domination mondiale avait besoin, elle l'a obtenu à cette date-là (mai 68) que ce fût réclamé à cor et à cris sous les délicieuses apparences de la libération, par l'ensemble de la jeunesse la plus cultivée et la plus brillante, c'est-à-dire des futures élites. L'histoire culturelle de Mai 68 n'est plus à faire. Elle se réduit à un fait : une génération qui avait tout reçu a joyeusement privé les générations suivantes de ce qui lui avait été donné; de toute une culture généreuse dans laquelle, précisément, elle avait trouvé les instruments de sa critique, de son refus. Héritage figé, sans doute; machinal, on veut bien le croire; nullement exempt de pesanteurs, de conformisme. Mais qui restait cependant, depuis trois ou quatre siècles au moins, fondé sur la valeur centrale de la critique. Justement. Et c'est à partir de cette date que la critique fut interdite, dès lors qu'elle risquait de les atteindre à leur tour, par ceux qui l'avaient portée à l'incandescence, et prônée au-delà de tout.

 

À cette date, des transmissions multiséculaires ont été délibérément saccagées et interrompues, au seul bénéfice de l'exaltation du présent « libre ». Combien de fois ai-je entendu gémir sur ces parents embrigadés par des sectes, et qui y entraînaient leurs enfants ? Mais la génération dite de 68 a-t-elle agit différemment en privant ses successeurs, brutalement, unilatéralement, et ceci en vertu de son seul agrément momentané, de tout ce qu'elle avait reçu, traditions, valeurs, principes, du jour au lendemain jetés par-dessus bord sans le moindre examen ? Tout n'y était pas indiscutable, certes. Mais quelle irresponsable prétention de croire qu'on a repensé le monde !

 

Que laissons-nous faire ? À quoi avons-nous applaudi, que sommes-nous en train d'accepter?

 

(Mes enfants) ont dix ans et savent tout des Pokémons, de Supermario, et des personnages de Charmed ou de South Park, mais rien de Jésus.

J'en suis le premier responsable.

Je ne suis pas croyant, je le précise pour clarifier, et j'ajoute que la question n'est pas là. La question, c'est qu'il faut connaître le christianisme. Notre société ne peut pas se permettre de l'ignorer ou de le laisser ignorer. Matrice culturelle, principe constituant de notre civilisation, même traduit en termes laïcs, il est à la source de tout ce que nous pensons sur l'être humain. Je n'affirme pas ici une quelconque supériorité du catholicisme. Je dis que c'est ce que j'ai reçu, moi, d'une expérience humaine bimillénaire. C'est la contribution à l'humanité moderne qui a été déposée en mes mains. D'autres ont reçu la Torah ou le Coran. D'autres tiennent d'une tradition familiale un solide laïcisme, ce qui n'exclut d'ailleurs pas une confession chacun son héritage. Mais quel qu'il soit, il ne nous appartient pas. Sous prétexte que j'ai choisi, moi, de m'en éloigner (choisi ! Ou cru choisir, parce que c'était dans l'air du temps), j'aurais le droit d'en priver délibérément ceux qui me suivront  tout simplement en ne leur en parlant pas ?

 

Que d'«enquêtes» journalistiques démagogiques sur le « nouveau parler-jeune » ! C'est probablement devant le verlan, le tag, le graph, le rap, expressions de la jeunesse socialement et intellectuellement défavorisée, que cette espèce de niaiserie juvéniste a le plus clairement dévoilé son irresponsabilité pitoyable, son philistinisme (mauvais goût) à gifler. Tout ce qui émane du tag, du verlan, du graph, et autres expressions venues des « cités », c'est la misère linguistique et la détresse. Tout ce que la société adulte devrait éprouver devant cela, c'est la honte de ne pas savoir instruire les enfants.

 

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